Contrôle de l’âge : la Commission met les sites pornos sous pression tout en révélant ses propres faiblesses
Publié le 02/06/2025 par
Etienne Wery
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Bruxelles exige un verrou, sans livrer la clef. Ce 27 mai 2025, la Commission européenne a annoncé l’ouverture d’enquêtes formelles à l’encontre de quatre plateformes pornographiques parmi les plus fréquentées en Europe. Dans le viseur : le contrôle de l’âge déclaratif (« j’ai plus de 18 ans »), jugé insuffisant et susceptible d’exposer des mineurs à des contenus…
Bruxelles exige un verrou, sans livrer la clef. Ce 27 mai 2025, la Commission européenne a annoncé l’ouverture d’enquêtes formelles à l’encontre de quatre plateformes pornographiques parmi les plus fréquentées en Europe. Dans le viseur : le contrôle de l’âge déclaratif (« j’ai plus de 18 ans »), jugé insuffisant et susceptible d’exposer des mineurs à des contenus inappropriés. Cette initiative, bien que saluée comme une démonstration de volonté politique, met aussi en lumière un paradoxe profond : la Commission reproche aux plateformes de ne pas appliquer une exigence dont elle reconnaît implicitement qu’elle ne peut actuellement être satisfaite de façon efficace.
Sites pornos : à partir de quel âge ?
Dans la plupart des pays du monde, la pornographie est un commerce légal mais encadré par la loi, notamment dans le but d’éviter que des visiteurs trop jeunes accèdent à ce contenu sensible susceptible de nuire à leur développement.
Le problème n’est pas propre à la pornographie : on retrouve la même démarche dans d’autres secteurs dits sensibles (tabac, alcool, jeux, etc.).
Pourtant, la comparaison n’est pas nécessairement pertinente. Alors que la pornographie est largement disponible gratuitement en ligne et consommable de façon anonyme, le jeu, l’alcool ou les cigarettes impliquent un achat (souvent physique) et un paiement, de sorte qu’il existe des points de contact où un contrôle efficace peut être exercé.
Certains pays, dont la France, ont une approche binaire de la question : avant 18 ans c’est non ; après 18 ans c’est oui.
L’approche du tout ou rien en fonction de l’âge est-elle la panacée ?
La question est débattue. Notamment :
- Première difficulté : celle de l’âge à retenir comme seuil. Faut-il se référer à 18 ans, à 16 ans, ou à l’âge de la majorité sexuelle, notion variable selon les pays et juridiquement distincte ? Dans un domaine aussi subjectif que la sexualité et la représentation du corps, aucune réponse ne s’impose avec évidence.
- Ensuite, la logique juridique française repose sur une conception binaire de la majorité : la veille des 18 ans, l’accès est interdit, tandis que le lendemain, l’accès devient pleinement autorisé. Or, la sexualité, et a fortiori la consommation de contenus pornographiques — qui en constitue un reflet très imparfait — est un processus d’apprentissage progressif. Une frontière rigide rend difficile une approche éducative nuancée.
- S’ajoute à cela une autre difficulté majeure : la protection du mineur lui-même. Une interdiction stricte peut le pousser à contourner la règle, ce qui l’expose paradoxalement à davantage de risques. De nombreux spécialistes alertent sur le risque d’inciter les jeunes à explorer des zones plus profondes et moins régulées du Web, où circulent des contenus autrement plus extrêmes, violents ou déstabilisants.
C’est aussi pourquoi tous les pays ne suivent pas le modèle français ou hésitent à la faire.
L’impact du DSA (digital service act)
La problématique relevée ci-dessus concerne tous les sites pornos.
Ce n’est pas ceux-là que la Commission européenne a dans le viseur. Elle aborde en effet les choses sous l’angle du règlement DSA (règlement 2022/2065 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques), et en particulier les opérateurs désignés par elle comme « très grandes plateformes en ligne » (VLOP) et « très grands moteurs de recherche » (VLOSE).
Une plateforme ou un moteur de recherche est considéré comme « très grand » (VLOP ou VLOSE) dès lors qu’il compte plus de 45 millions d’utilisateurs mensuels dans l’Union européenne. Ce seuil représente environ 10 % de la population européenne. Lorsqu’une entreprise franchit ce seuil, elle est officiellement désignée par la Commission européenne et dispose alors de quatre mois pour se mettre en conformité avec un ensemble d’obligations renforcées prévues par le DSA.
La Commission a inclus dans cette liste certains des sites pornos les plus fréquentés (dans une liste globale, tous secteurs confondus, qui comprend une grosse vingtaine de société), notamment PornHub, Xvideos et Stripchat. (voir notre actu)
Ces opérateurs spécifiquement désignés comme VLOP ou VLOSE, doivent respecter les règles de base applicables à toutes les plateformes, mais en outre un ensemble d’obligations spécifiques à leur taille et à leur influence. L’idée est qu’ils ont un impact majeur sur la société, et donc une responsabilité accrue.
Ils doivent notamment :
- désigner un point de contact pour les autorités et les utilisateurs ;
- signaler les infractions pénales ;
- rendre leurs conditions d’utilisation claires et accessibles ;
- être transparents sur la publicité, les algorithmes de recommandation et la modération de contenus ;
- publier certaines informations.
Mais surtout, ils ont l’obligation d’identifier et d’évaluer les « risques systémiques » liés à leurs services. Ces risques peuvent concerner la diffusion de contenus illégaux, les droits fondamentaux et la protection des mineurs et consommateurs, le pluralisme des médias, la sécurité publique, les élections, la santé mentale, la violence fondée sur le genre, etc.
Ils doivent ensuite mettre en œuvre des mesures concrètes pour atténuer ces risques identifiés, par exemple : modifier la conception de leur interface, revoir leurs systèmes de recommandation ou investir dans des équipes de modération.
C’est dans l’obligation d’analyse des risques systématique, et dans l’obligation de minimisation de ceux-ci, que la Commission a trouvé un point d’appui : si des mineurs accèdent trop facilement aux contenus, cela constitue un risque systémique contre lequel les VLOPs désignés doivent agir, et ils ne peuvent pas se contenter d’un système auto-déclaratif (par exemple une case à cocher : « j’ai plus de 18 ans »).
C’est à ce titre qu’elle a donc annoncé ce 27 mai 2025 l’ouverture d’enquêtes formelles à l’encontre de quatre plateformes pornographiques parmi les plus fréquentées en Europe au motif de l’insuffisance du système de contrôle de l’âge purement déclaratif (« j’ai plus de 18 ans »).
L’influence de la France
L’influence française est patente dans la position de la Commission.
Outre l’approche binaire de l’âge (voir supra), la France dispose en effet d’un cadre légal parmi les plus stricts d’Europe. L’article 227-24 du Code pénal interdit la diffusion ou le commerce de contenus pornographiques (ou violents, terroristes, ou portant gravement atteinte à la dignité humaine) lorsqu’ils sont susceptibles d’être vus ou perçus par un mineur.
La loi précise que la déclaration d’un âge fictif par l’utilisateur ne suffit pas à exonérer l’éditeur de sa responsabilité. Autrement dit : pas de système simplement déclaratif « j’ai plus de 18 ans ».
Plusieurs sites ont été condamnés en France, et le CSA est intransigeant.
La situation française est actuellement soumise à la cour de justice, dans la mesure où certains sites visés sont établis au sein de l’union européenne, ce qui leur permet de bénéficier de la clause de marché intérieur issue de la directive sur le commerce électronique. Cette clause les soumet, pour l’accès à l’activité et l’exercice de celle-ci, au droit de l’état dans lequel ils sont établis. Exit donc le droit français si la société est par exemple en Belgique. Or, dans la mesure où il n’y a pas d’harmonisation sur les conditions d’accès aux sites pornographiques, il faut aller voir dans chaque pays concerné la loi en vigueur et on a vu ci-dessus que tous les pays n’ont pas la même approche. (voir site de la CJUE, affaire C-188/24)
La Commission européenne a choisi son camp : pas de porno avant 18 ans
La Commission a choisi son camp : elle soutient l’approche française et exige que :
- les visiteurs âgés de moins de 18 ans ne peuvent pas accéder à un site pornographique, et
- le contrôle de l’âge ne peut pas se limiter à un système déclaratif de type « j’ai plus de 18 ans ».
Sur la base de l’examen effectué notamment sur l’analyse des évaluations des risques et des rapports d’audit envoyés par Pornhub, Stripchat, XNXX et XVideos en juin et décembre 2024, ainsi que sur les réponses aux demandes d’informations adressées par la Commission, celle-ci a décidé d’ouvrir une procédure formelle contre ces 4 sites.
La Commission va désormais s’attacher en priorité à mener une enquête approfondie et continuera de réunir des éléments probants au moyen, par exemple, de demandes d’informations supplémentaires, d’auditions ou d’inspections.
L’ouverture d’une procédure formelle habilite la Commission à prendre d’autres mesures d’exécution, notamment des mesures provisoires et des décisions constatant un manquement. La Commission est également habilitée à accepter les engagements proposés par Pornhub, Stripchat, XNXX et XVideos pour remédier aux problèmes mis au jour lors de la procédure.
La Commission est en équilibre instable
Mais le même jour, la Commission annonce préparer par ailleurs un outil européen de vérification de l’âge. Cette application, annoncée pour l’été 2025, permettra de certifier qu’un utilisateur est majeur sans révéler son identité, grâce à une technologie inspirée du portefeuille européen d’identité numérique attendu pour 2026.
Ce projet, conçu en concertation avec les États membres, se veut transitoire, mais il confirme en creux que les solutions existantes ne permettent pas encore de vérifier l’âge de façon à la fois fiable, conviviale, efficace et conforme au RGPD.
Il est vrai qu’aucun système n’apparait idéal pour créer l’équilibre auquel tout le monde tend (sur les systèmes existants, voir notre actu).
Ce constat ressort aussi de la consultation publique lancée le 12 mai 2025 par la Commission sur un projet de lignes directrices visant à aider les plateformes à protéger les mineurs en ligne. Le projet insiste notamment sur la nécessité de mesures spécifiques de vérification ou d’estimation de l’âge, mais sans préconiser encore de standard opérationnel clair.
La situation est donc ambiguë : les autorités attendent des plateformes qu’elles se conforment à une exigence dont les modalités pratiques font encore l’objet d’une construction réglementaire en cours.
L’ouverture des enquêtes contre les quatre plateformes repose sur une analyse préalable : les évaluations de risques et rapports d’audit fournis par les intéressées en juin et décembre 2024, ainsi que leurs réponses aux demandes d’information. Si les manquements sont confirmés, les plateformes s’exposent à des sanctions allant jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial. Mais cette fermeté apparente ne doit pas masquer l’ambiguïté du moment : on exige de plateformes des solutions qu’on reconnaît simultanément ne pas avoir clairement identifiées et qui, si elles sont développées sur la base d’identifiants officiels, ne sont pas encore disponibles.
C’est là toute la difficulté. Le droit impose une finalité (empêcher l’accès des mineurs à certains contenus), mais la technologie disponible ne permet pas encore de l’atteindre sans risques majeurs pour les droits fondamentaux. Exiger une preuve d’âge fiable, sans porter atteinte à la vie privée, suppose de réconcilier des logiques qui jusqu’ici s’opposaient. La Commission, en même temps qu’elle agit contre les grands acteurs, semble l’avoir compris. Reste à espérer que les outils promis pour 2025 soient à la hauteur des attentes qu’elle a elle-même contribué à créer.
Plus d’infos ?
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En lisant notre livre sur le cadre juridique du sexe en ligne.