Pourquoi Amazon dépense-t-elle 13,7 milliards pour acheter des épiceries ?
Publié le 27/06/2017 par Etienne Wery - 0 vues
C’est la plus grosse acquisition jamais faite par Amazon. 14 milliards pour acheter un réseau de 460 épiceries bio aux États-Unis. Que vient faire l’un des plus gros acteurs de la vente en ligne dans un secteur que l’on dit en crise, traditionnellement réfractaire à Internet et où la marge bénéficiaire est faible ? Réponse : il révolutionne un secteur.
Si on vous dit que 31% du chiffre d’affaires généré par l’industrie du tourisme dans le monde, est aujourd’hui dépensé en ligne, seriez-vous surpris ? Probablement que non, car on a généralement conscience du fait que beaucoup de monde achète son billet d’avion sur Internet, y réserve son hôtel ou sa voiture.
Et le textile ? Un peu plus de 10 %. L’équipement maison ? 9 %. Les produits culturels ? 12 %. L’informatique et les biens technologiques ? 10 %. Internet se porte donc bien, merci pour lui.
Essayez alors de trouver un secteur crucial et pourtant très en retard : la proportion de commerce en ligne peine à dépasser 1,5 % dans le meilleur des cas.
Quelques indices : ce secteur est essentiel à la vie ; nous y sommes tous confrontés plusieurs fois par jour, il représente presque mille milliards de dépenses par an rien qu’aux USA.
Réponse : le secteur alimentaire.
Le commerce alimentaire est non abouti sur le plan de la transformation numérique : client et commerçant se rencontrent en présentiel et assument chacun une partie du travail (commande, empaquetage, livraison).
Par ailleurs, le client aime toucher ses fruits et légumes, voir sa viande et sentir son melon avant de l’acheter, de sorte qu’il y a une barrière psychologique non négligeable.
Tout ceci explique que ce secteur, pourtant crucial, est à ce point à la traîne.
Voyons les choses sous un autre angle. Celui qui trouvera la martingale pour réconcilier l’e-commerce et l’alimentaire, dispose d’une marge de progression phénoménale. Rien qu’aux États-Unis, 1 % d’augmentation de parts de marché pour le commerce alimentaire en ligne, c’est 7 milliards de chiffres d’affaires ! Autant dire que le gâteau est beau et gros.
Amazon Go : un tremblement de terre en perspective
Nous vous l’annoncions il y a quelques mois. Amazon a testé, en 2016, un nouveau concept de magasin passé largement inaperçu en Europe mais qui pourrait bien être la plus grande révolution du commerce alimentaire depuis l’invention de l’hypermarché.
Le concept, testé à Seattle est révolutionnaire ; un magasin totalement automatisé et sans caisse. La technologie a été poussée à l’extrême : l’ordinateur sait que vous palpez 3 melons mais que vous en achetez un seul, il comprend que vous avez changé d’avis et remis en rayon le lait écrémé, il sait que tel produit est temporairement en réduction, il connait le poids de la grappe de raisins choisie, etc. Il n’y a rien à scanner, tout est automatisé. On se sert, on met dans le caddie.
Quant à la caisse, elle a disparu. Inutile puisque l’ordinateur sait exactement ce que contient votre caddie et il connait donc sa valeur. Vous partez et votre compte Amazon est débité. Un ticket de caisse détaillé vous parvient par mail.
Capteurs, senseurs, algorithmes, caméras, le cocktail technologique est époustouflant.
Le patron d’Amazon a de la suite dans les idées. S’il dépense près de 14 milliards de dollars pour acheter un réseau de 460 épiceries, c’est que l’expérience de Seattle est positive. Il a compris que s’il arrive à grappiller ne fût-ce que 1 % du commerce alimentaire américain, c’est 7 et 10 milliards de chiffres d’affaires qui tomberont dans son escarcelle avec, luxe suprême, une marge bénéficiaire nettement supérieure à la concurrence en raison de l’hyper informatisation.
Les concurrents oscillent entre intérêt, doute et dédain
En Europe, le secteur regarde avec un mélange d’intérêt, de doute et parfois de dédain.
- Intérêt, car tout le monde sait que le secteur va encore évoluer. Les caisses auto-enregistreuses, le selfscan, la pré-commande à domicile, le drive-in, etc. sont des signes qui ne trompent pas. La transformation numérique de la grande distribution alimentaire n’est qu’au début ; il est interdit de rater la big new thing car celui qui loupe son départ pourrait bien disparaitre.
- Doute, car il y a des freins. Freins psychologiques d’abord : le public n’aime pas la technologie qui remplace l’humain (la preuve par le selfscan à l’aéroport, détesté par la plupart des voyageurs). Et puis, il y a le conseil, toujours apprécié dans certains rayons (tel le vin). Freins économiques ensuite : la technologie utilisée coute très cher. Est-ce rentable s’il faut déployer cela à grande échelle ?
- Dédain enfin (parfois). La grande distribution est un porte-avion, pas une vedette rapide. A l’image des banques qui ont mis des années avant d’embrayer et courir après les fintechs, certains représentants (ou consultants) du secteur de la grande distribution se plaisent à douter devant ce libraire qui commence un métier qu’il ne connait pas.
Et pourtant …
Il y a pourtant plusieurs signaux qui incitent à prendre très au sérieux ce qui se passe.
L’importance du secteur. Economiquement, on parle d’un marché colossal. 500 millions d’Européens doivent se nourrir chaque jour, en environnement de plus en plus urbain. Pareil aux USA. De quoi attiser les convoitises.
Une transformation numérique balbutiante. Les changements apportés au secteur jusqu’ici portent sur l’offre (mode hyper ou mode proximité ?), l’organisation (immobilier, gestion syndicale, etc.), le prix (premium, discount, hard discount), mais finalement assez peu sur la technologie. On a bien les code-barres et autres selfscan, mais cela reste marginal par rapport à ce que la technologie permet vraiment.
Le meilleur des deux mondes. Amazon Go a réussi ce qui manquait jusqu’ici : exploiter son expertise unique dans l’e-commerce avec un « vrai » magasin dans lequel le client voit et touche ses produits. C’est à notre connaissance le seul cas connu à ce jour (sauf Paypal il y a quelques années, mais la brièveté de l’expérience ne permet de la décrypter).
L’approvisionnement. Ce que la technologie permet vis-à-vis du client, elle le permet forcément aussi vis-à-vis de l’exploitant qui sait, en temps réel absolu l’état des stocks du magasin. De quoi faciliter et rentabiliser le back office.
L’effet d’appel. Même si la technologie coûte cher, elle peut être compensée par les économies (notamment en personnel) mais aussi le croisement de l’offre. Amazon est le plus grand magasin généraliste du monde. A peu près tout ce qui peut s’acheter, s’y trouve. Imaginons donc ce qu’un opérateur comme Amazon pourrait faire en termes d’offres croisées et de produits d’appel s’il a en plus accès à un réseau de centaines de magasins « en dur ».
Il ne reste en définitive que l’aspect psychologique. Faire ses courses dans un univers déshumanisé, en étant scruté par des ordinateurs, déplaira sans doute à une partie de la clientèle. Gardons toutefois à l’esprit que le propre d’une barrière psychologique est d’être évolutive. De façon plus décisive encore, évitons d’être trop Europe-centriques : il y a quelque milliard de personnes sur terre, en Amérique ou en Asie par exemple, qui ne sont pas choquées par le remplacement systématique de l’être humain par la technologie.