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Le droit à l’oubli en matière de presse

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La presse est de plus en souvent confrontée à des demandes portant sur le droit à l’oubli : on lui demande tantôt de supprimer un article dans les archives du site web, tantôt de l’anonymiser. Cette réécriture de l’histoire est très mal vécue par les journalistes. L’arrêt récent de la CEDH met en balance ces intérêts divergents et applique des critères extrêmement stricts. C’est un grand soulagement pour la presse.

Les faits

M.L. et W.W. sont des ressortissants allemands, demi-frères nés en 1953 et 1954 et résidant à München et à Erding (Allemagne).

En mai 1993, M.L. et W.W. furent reconnus coupables de l’assassinat de l’acteur très populaire W.S. et condamnés à une peine d’emprisonnement à perpétuité par les cours nationales. Ils furent libérés avec mise à l’épreuve en août 2007 et janvier 2008.

En 2007, les requérants assignèrent en justice la station de radio Deutschlandradio devant le tribunal régional de Hambourg en vue d’obtenir l’anonymisation des données personnelles dans des dossiers les concernant qui avaient paru sur le site Internet de la station.

Par deux jugements du 29 février 2008, le tribunal régional de Hambourg accueillit les demandes des requérants, estimant notamment que leur intérêt à ne plus être confrontés à leurs actes aussi longtemps après leur condamnation l’emportait sur l’intérêt du public à être informé.

La cour d’appel confirma ces jugements.

La Cour fédérale de justice cassa ces décisions au motif que la cour d’appel n’avait pas suffisamment pris en compte le droit à la liberté d’expression de la station de radio et, en ce qui relevait de sa mission, de l’intérêt du public à être informé. En juillet 2010, la Cour constitutionnelle fédérale décida de ne pas admettre les recours constitutionnels déposés par les requérants.

Une deuxième et troisième assignation en justice intentées respectivement contre l’hebdomadaire Der Spiegel et le quotidien Mannheimer Morgen pour des raisons similaires donnèrent lieu au même déroulement procédural et aboutirent aux mêmes conclusions judiciaires.

La plainte

Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée), les requérants se plaignaient du refus de la Cour fédérale de justice d’interdire aux médias assignés de maintenir sur leur portail Internet la transcription d’une émission de radio Deutschlandfunk et les reportages écrits du Spiegel ou du Mannheimer Morgen concernant leur procès pénal et leur condamnation pour assassinat. Ils allèguent une atteinte à leur droit au respect de leur vie privée.

L’importance de la liberté d’expression de la presse

La Cour relève que les requêtes appellent un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée des requérants, garanti par l’article 8 de la Convention, et la liberté d’expression de la station de radio et de la presse ainsi que la liberté d’information du public, garanties par l’article 10 de la Convention.

La Cour note que c’est avant tout en raison des moteurs de recherche que les informations mises à disposition par les médias concernés peuvent facilement être obtenues par les internautes. Cependant l’ingérence dont se plaignent les requérants résulte de la décision par les médias concernés de publier et conserver ces informations disponibles sur leurs sites web, les moteurs de recherche ne faisant qu’amplifier la portée de l’ingérence.

La Cour observe que la Cour fédérale de justice, tout en reconnaissant à M.L. et W.W. un intérêt élevé à ne plus être confrontés à leur condamnation, a souligné que le public avait un intérêt à être informé sur un événement d’actualité, mais aussi à pouvoir faire des recherches sur des événements passés. La haute juridiction a également rappelé que les médias avaient pour mission de participer à la formation de l’opinion démocratique en mettant à la disposition du public des informations anciennes conservées dans leurs archives. La Cour souscrit entièrement à cette conclusion.

Ainsi, la Cour fédérale de justice a fait ressortir le risque d’un effet dissuasif sur la liberté d’expression de la presse en cas de décision de faire droit aux demandes de ne pas inclure dans les reportages d’éléments identifiants sur les personnes.

L’obligation d’examiner la licéité d’un reportage à la suite d’une demande de la personne concernée comporterait le risque que la presse ne s’abstienne de mettre ses archives en ligne ou qu’elle omette des éléments individualisés dans des reportages susceptibles d’être exposés à de telles demandes. Les droits d’une personne ayant fait l’objet d’une publication sur Internet doivent être mis en balance avec le droit du public à s’informer sur des événements passés et sur l’histoire contemporaine, notamment à l’aide des archives numériques de la presse.

L’anonymisation n’est pas toujours la solution

Dans la mesure où M.L. et W.W. ne demandent pas la suppression des reportages litigieux mais seulement leur anonymisation, la Cour note que l’anonymisation constitue une mesure moins attentatoire à la liberté d’expression de la presse que la suppression d’un article tout entier.

Elle rappelle cependant que la manière de traiter un sujet relève de la liberté journalistique et que l’article 10 de la Convention laisse aux journalistes le soin de décider quels détails doivent être ou non publiés, sous la condition que ces choix répondent aux normes éthiques et déontologique de la profession. La Cour estime par conséquent que l’inclusion dans un reportage d’éléments individualisés, tel le nom complet de la personne visée, constitue un aspect important du travail de la presse, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une procédure pénale ayant suscité un intérêt considérable.

La mise en balance

La Cour conclut que la disponibilité des reportages litigieux sur les sites web des médias au moment de l’introduction des requêtes de M.L. et W.W. contribuait toujours à un débat d’intérêt général que l’écoulement du temps n’a pas fait disparaître.

  • En ce qui concerne la notoriété des requérants, la Cour observe que ceux-ci n’étaient pas de simples personnes privées inconnues du public au moment de l’introduction de leur demande d’anonymat. Les reportages en cause avaient trait soit à la tenue du procès pénal, soit à l’une des demandes tendant à la réouverture du procès, autant d’éléments susceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique.
  • En ce qui concerne le comportement de M.L. et W.W. depuis leur condamnation, la Cour observe que les intéressés ont introduit tous les recours judiciaires possibles pour obtenir la réouverture de leur procès pénal. Au cours de leur dernière demande de révision en 2004, M.L. et W.W. se sont tournés vers la presse à laquelle ils ont transmis un certain nombre de documents tout en l’invitant à en tenir le public informé. La Cour observe que l’intérêt des requérants à ne plus être confrontés à leur condamnation par le biais des informations archivées sur Internet, du fait de leur comportement à l’égard de la presse, revêtait donc une moindre importance. Leur espérance légitime d’obtenir l’anonymisation des reportages, voire un droit à l’oubli numérique était ainsi très limitée.
  • En ce qui concerne le contenu et la forme des dossiers litigieux, la Cour estime, avec la Cour fédérale de justice, qu’il s’agit de textes qui relatent de manière objective une décision de justice et dont la véracité ou la licéité d’origine n’ont jamais été mises en cause. De même, les articles du Spiegel ne reflètent pas une intention de déprécier M.L. et W.W. ou de nuire à leur réputation.
  • En ce qui concerne la diffusion des publications litigieuses, la Cour suit les conclusions de la Cour fédérale de justice qui observe que cette diffusion avait une étendue limitée d’autant qu’une partie de ces informations était frappée de restrictions comme un accès payant ou réservé aux abonnés. Enfin, la Cour constate que M.L. et W.W. n’ont pas fait part des tentatives qu’ils auraient entreprises de s’adresser aux exploitants de moteurs de recherche pour réduire la détectabilité des informations sur leurs personnes.

En conclusion, compte tenu de la marge d’appréciation des autorités nationales lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents, de l’importance de conserver l’accessibilité à des reportages acceptés comme licites, et du comportement des requérants vis-à-vis de la presse, la Cour estime qu’il n’y a pas de raisons sérieuses de substituer son avis à celui de la Cour fédérale de justice. La Cour estime que celle-ci n’a pas manqué aux obligations positives de l’Etat allemand de protéger le droit des requérants au respect de leur vie privée et conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8.

Du changement en France et en Belgique ?

La Cour de cassation belge a rendu le 29 avril 2016 un arrêt qui énonce notamment que :

« L’archivage numérique d’un article ancien de la presse écrite ayant, à l’époque des faits, légalement relaté des événements du passé désormais couverts par le droit à l’oubli ainsi entendu n’est pas soustrait aux ingérences que ce droit peut justifier dans le droit à la liberté d’expression. Ces ingérences peuvent consister en une altération du texte archivé de nature à prévenir ou réparer une atteinte au droit à l’oubli. »

La Cour de cassation française a quant à elle rendue le 12 mai 2016 un arrêt qui énonce notamment que :

« En retenant, par des motifs non critiqués, que le fait d’imposer à un organe de presse, soit de supprimer du site internet dédié à l’archivage de ses articles, qui ne peut être assimilé à l’édition d’une base de données de décisions de justice, l’information elle-même contenue dans l’un de ces articles, le retrait des nom et prénom des personnes visées par la décision privant celui-ci de tout intérêt, soit d’en restreindre l’accès en modifiant le référencement habituel, excède les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse, la cour d’appel a légalement justifié sa décision, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par la première branche. »

On observe donc deux logiques très différentes :

  • Une approche belge qui tolère qu’au nom du droit de la personnalité d’un individu, un organe de presse puisse être amené à devoir modifier le contenu de ses archives mises en ligne et librement disponibles, mais à la condition de vérifier les conditions habituelles de l’ingérence ;
  • Une approche française qui considère qu’une telle mesure excède les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse.

La CEDH s’est positionnée quelque part au milieu :

  • En fondant son arrêt sur la « mise en balance d’intérêts divergents », la CEDH admet qu’il n’y a pas de réponse « blanc ou noir ». Refuser par principe toute intervention comme le suggère l’arrêt de la Cour de cassation française, est donc excessif.
  • Mais, vu la façon dont elle applique les critères à la situation particulière de la presse, la CEDH rend la tâche extrêmement complexe pour qui voudrait obtenir la modification des archives. Tellement complexe que l’hypothèse apparait quasiment théorique. L’approche accomodante de la Cour de cassation belge devra donc être sensiblement revue.

Plus d’infos ?

En lisant l’arrêt, disponible en annexe.

Droit & Technologies

Annexes

AFFAIRE M.L. ET W.W. c. ALLEMAGNE

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